Le langage humain a ceci d’unique, que son pouvoir est sans limites… Ce qui va être dit n’a jamais été dit. Même lorsque les mots semblent manquer, nous finissons un jour par trouver qu’une tournure était possible pour dire cette tonalité singulière de conscience phénoménale que nous croyions indicible. F.Wolff
Mais le plus grand défi épistémologique du discours et de la réflexion éthique, outre les défis connus et traités dans le débat classique au sein des comités éthiques ( clonage, …), n’est t il pas celui annoncé par M. Foucault dans Les mots et les choses (cité par F. Wolff 1) : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. » (p124)
C’est en tout cas la thèse que va développer, tout en la critiquant, F. Wolff en donnant quatre grands étapes du développement de la figure de l’homme.
L’homme antique, l’ « animal rationnel » (Aristote) ; l’homme classique, la «substance pensante étroitement unie à un corps » (Descartes) ; l’homme structural,le « sujet assujetti » ; l’homme neuronal, l’ « animal comme les autres ».
F.W2 oppose et fait jouer entre eux les deux paradigmes : cognitivisme et structuralisme.
Ce qui est nouveau, nous dit-il, c’est que « la proposition « L’homme est un vivant comme les autres », se constitue progressivement en «définition » de l’homme. »
Cette proposition, qui ne donne pas de contour à l’homme, qui n’est plus « animal de raison », ni « substance pensante étroitement unie à un corps », est restée longtemps sans impact hors les territoires des biologistes et des paléontologistes.
F.W nous dit que c’est la « révolution cognitiviste » qui a sans doute « permis de promouvoir ce principe constitutif des sciences de la vie en nouvelle figure de l’homme ».
Le postulat méthodologique des sciences cognitives : « considére la « cognition » ( le processus de la connaissance : perception, mémoire, apprentissage, imagination, langage, planification de l’action…) et plus généralement l’esprit, c’est à dire les phénomènes « mentaux » (pensée, conscience, émotions,…) comme des phénomènes naturels. »
Le structuralisme s’est développé à partir des découvertes de Troubetzkoy des « traits pertinents », à l’origine de la phonologie. Théorie selon laquelle le système phonétique de chaque langue peut être décrit à l’aide de quelques dizaines de phonèmes, eux-mêmes définissables par une série de traits discrets et opposables entre eux, par opposition à la continuité du phénomène sonore naturel.
Penser, c’est parler, et parler, c’est d’abord articuler des phonèmes.
Cette théorie est devenue la référence pour toute la linguistique, puis, de proche en proche pour toutes les sciences humaines, sauf les sciences économiques.
De cette « réussite exemplaire », les structuralistes se sont érigés en science de l’homme, selon le postulat méthodologique que : « les phénomènes humains obéissent à des structures de dépendances internes inconscientes et indépendantes des individus… »
Les sciences cognitives se sont fondées sur la thèse « dite de Church-Turing, un des fondements théoriques de l’ordinateur », théorie de la « calculabilité », appliquée au fonctionnement de l’esprit.
Toute « pensée traitant des informations (ou manipulant des représentations) peut être décrite comme un calcul qui, à son tour, peut être considéré comme une suite d’opérations logiques effectuées sur des symboles abstraits. »
C’est la rencontre des théories « computationnelles » et des neuro-sciences, qui cartographient le cerveau, qui a favorisé l’expansion et la généralisation du nouveau paradigme. La théorie a servi de modèle à la description de toutes les opérations mentales (psychologie cognitive) et de proche en proche à toutes les sciences de l’homme, sauf à la psychanalyse.
Les sciences cognitives ont pour ambition « d’étudier la subjectivité de l’esprit sans renoncer à l’objectivité de la science. »
La résistance de la psychanalyse à se laisser pénétrer par le paradigme cognitif est du au fait que deux figures de l’homme, de la pensée humaine, se confrontent de manière irréductible.
« L’appareil psychique tel que le conçoit la psychanalyse est incompatible avec la théorie de l’esprit. L’un est déterminé par des désirs, l’autre constitué par des informations. L’ « appareil psychique » de la psychanalyse est sous-tendu par des représentants inconscient des pulsions, l’ « esprit » est constitué par des états mentaux représentant « intentionnellement » des états du monde. Le sujet de la psychanalyse est divisé, toujours en conflit avec lui-même et, de l’autre côté on a un
esprit-cerveau qui est Un et le même dans toutes les opérations. D’un côté l’instance déterminante est insignifiante et irrationnelle, c’est l’inconscient ; d’un autre côté l’instance déterminante est naturelle ou rationnelle.
La révolution qui s’opère sous l’égide du paradigme cognitiviste est l’apparition d’une nouvelle définition de l’homme.
Un homme sans « essence » et sans même de « propre ».
« Pour la première fois, des sciences étudient l’homme lui-même en postulant qu’aucune de ses propriétés ne le distingue fondamentalement d’autres êtres naturels ou même de certains êtres artificiels. » (F.Wolff, P. 132)
Il ne s’agit nullement d’un retour à un naturalisme de type aristotélicien qui distinguait l’homme par son essence animale ; le naturalisme contemporain est anti-essientialiste.
La notion d’espèce humaine est remplacée par la notion de « population » caractérisée par un génome collectif, : « somme de génotypes individuels, en évolution permanente à chaque génération. » (P.134)
La distinction, de l’homme se définissant en référence à ses ancêtres et aux autres animaux, s’efface, comme la « troisième frontière…celle qui sépare l’homme de luimême, plus exactement l’homme individuel de l’homme social. »(p137)
F.W observe le franchissement d’une autre, la quatrième, frontière : « c’est parce que l’homme n’est qu’ UN être naturel qu’il peut être pensé comme un être artificiel. »
Ainsi Hilary Putnam, citée par F.Wolf, dit « l’esprit humain pris globalement (est) une machine de Turing et, d’autre part, que les états psychologiques d’un être humain (sont) identiques à des états d’une machine de Turing. » (p142)
Actuellement, c’est le modèle « connexionniste » qui prévaut.
Selon ce modèle « les phénomènes mentaux peuvent être décrits à l’aide de réseaux d’unités simples interconnectés, à la manière dont, les neurosciences, le cerveau lui-même fonctionne physiquement. » (p142)
Une autre caractéristique de l’humain semble se défaire, l’homme dans ses nouveaux habits perd ce qui faisait le « propre de l’homme » : la culture. Ainsi, nous dit F.W, « l’homme semble avoir perdu jusqu’au monopole de la culture. C’est ce que prétendent montrer les travaux de primatologues et d’éthologues. » ( B. Cyrulnik, Yves Coppens et Pascal Picq, Dominique Lestel, Vinciane Despret, Jean-Marie Schaeffer, …p 146)
Quoique son nom de « machine » puisse conduire à croire le contraire, une machine de Turing est un concept abstrait, c’est-à-dire un objet mathématique. Une machine de Turing comporte les éléments suivants : un ruban divisé en cases consécutives. Chaque case contient un symbole parmi un alphabet fini. L’alphabet contient un symbole spécial « blanc », et un ou plusieurs autres symboles. Le ruban est supposé être de longueur infinie vers la gauche ou vers la droite, en d’autres termes la machine doit toujours avoir assez de longueur de ruban pour son exécution. On considère que les cases non encore écrites du ruban contiennent le symbole « blanc » ; une tête de lecture/écriture qui peut lire et écrire les symboles sur le ruban, et se déplacer vers la gauche ou vers la droite du ruban ; un registre d’état qui mémorise l’état courant de la machine de Turing. Le nombre d’états possibles est toujours fini, et il existe un état spécial appelé « état de départ » qui est l’état initial de la machine avant son exécution ; une table d’actions qui indique à la machine quel symbole écrire, comment déplacer la tête de lecture (‘G’ pour une case vers la gauche, ‘D’ pour une case vers la droite), et quel est le nouvel état, en fonction du symbole lu sur le ruban et de l’état courant de la machine. Si aucune action n’existe pour une combinaison donnée d’un symbole lu et d’un état courant, la machine s’arrête. (Wikipédia)
Cette révolution épistémologique et paradigmatique arriverait ainsi à substituer au déterminisme classique porté par le structuralisme et les sciences humaines : des structures, de l’histoire, de l’inconscient et du social ; un nouveau déterminisme qui serait : celui des gènes, de l’hérédité, du cerveau et de la nature.
Autrement dit : « Le cerveau et la nature joueraient alors, dans le nouveau paradigme, un rôle analogue à celui de l’inconscient et de la culture dans les sciences humaines. » (p148)
F. Wolff montre ensuite les limites de ce changement de paradigme à laquelle il oppose trois arguments importants.
La nature et ses effets ne jouent pas le même rôle que l’inconscient dans la construction de l’objet de chaque paradigme, cognitiviste et structural. Dans la perspective structuraliste, la conscience « devait à la fois se croire sujet et s’ignorer assujettie « pour que cela fonctionne ». Dans le paradigme cognitiviste, il n’y a plus conflit entre des instances, la conscience est simplement dans l’ignorance de ses racines cérébrales. L’esprit ( la pensée, les fonctions mentales) et le cerveau ( physique, corporel, biologique) sont « une seule et même chose sous deux faces :l’esprit/cerveau. » (p149)
D’autre part un nouveau paradoxe se dessine lorsqu’on considère que l’objet d’étude des programmes de naturalisation et donc du cognitivisme est ce qui est le plus humain des propriétés de l’homme : l’esprit. Dans cette configuration, la dualité irréductible entre le physique et le mental est déniée.
Ce qui amène F.Wolf à considérer le naturalisme scientifique comme une méthode et non comme une objectivation de l’objet de son étude. « L’homme est un animal singulier qui s’explique comme les autres. » (p.150)
Enfin F.Wolff s’interroge sur l’approche de certains structuralistes comme Philippe Descola qui aboutit, lui aussi, à une abolition de la distinction nature/culture. Avec cependant la nuance que dans l’anthropologie critique, le naturalisme est plus « d’objet que de méthode : l’homme est un animal comme les autres ( que rien, scientifiquement, ne permet de distinguer des autres), mais qui s’explique par luimême…» ( p155)
Francis Wolff conclue ce chapitre sur un mode pessimiste en considérant que cet avènement de la toute puissance du discours des sciences naturelles, est une autre étape du désenchantement du monde.
Après que Dieu se soit progressivement absenté comme repère ; après que l’animal ne soit plus une borne dans la définition de l’homme, l’homme et l’animal ne devenant qu’Un ; l’homme lui-même disparait des sciences et même des « sciences de l’homme » ; il n’est plus nécessaire pour l’étudier dans ce qu’il est lui-même : esprit, pensée, langage, cognition, ontologie de toute culture… puisque son étude peut s’effectuer à partir de modélisations. Cette exaltation d’un discours voulant expliquer l’homme comme un animal parmi d’autres fait penser à un fantasme : « on rêve en fait d’une science de la nature qui serait sur elle comme le regard de Dieu qui s’en est absenté. » (p.157)
Une fois posée cette figure moderne de l’homme « animal comme les autres » F.Wolf va en montrer les conséquences dans le débat éthique qui s’est inscrit durablement dans notre société.
Avec en particulier, en ce qui concerne notre domaine d’étude, les recommandations des instances européennes et nationales concernant l’origine de l’autisme qu’il faut désormais considérer comme un trouble neurodéveloppemental.
La Figure de l’homme « animal comme les autres » reste cependant une « hypothèse méthodologique fructueuse ». Il serait hâtif de considérer cette définition comme réelle. « … ce n’est pas parce qu’il est scientifiquement fécond de se donner un cadre naturaliste et de tenter le cerveau, la pensée, l’intelligence ou l’évolution de l’homme pour ceux d’un animal que la thèse : « l’homme est (réellement) un animal comme les autres », est démontrée – ou même seulement qu’elle est « vraie ». (p 295)
La réflexion éthique de ce livre porte fondamentalement sur la question « qu’est-ce que l’humanité », qu’est-ce que : « être humain » ?
F.Wolff distingue trois types « d’organismes ».
Ceux qui sont sans « esprit », sans conscience psychologique. La plupart des machines, quelques plantes ou les « animaux cartésiens ».
Les « organismes » ayant une conscience psychologique, capables d’être en éveil, de percevoir des modifications de leur environnement, de connaitre leur propre état interne mais « sans que cela ne leur fasse rien ». ( un grand nombre d’animaux dits « inférieurs », une mouche par exemple ; une machine de Turing).
Enfin, les « organismes » disposant d’une conscience psychologique « fonctionnelle » et disposant d’une « conscience phénoménale ».
Ceux à qui « cela fait quelque chose de percevoir, de se remémorer, d’avoir mal… : les êtres humains, évidemment un grand nombre d’animaux « supérieurs », sans doute. »(p.351)
Un des troubles ressentit à l’étude des phénomènes dits cognitifs tels qu’ils sont enseignés est leur aspect réducteur.
Il est commode, c’est certain, de savoir distinguer des états mentaux et de savoir que les phénomènes de « résonance émotionnelle » proviennent du sillon temporal supérieur et de la jonction temporo-pariétale (STS-TPJ) ou du cortex cingulaire postérieur et antérieur ou du cortex orbitofrontal latéral et médial et de l’amygdale.
Cela à une indéniable valeur en termes de connaissance du fonctionnement neuro-cognitif et cela représente une avancée dans la connaissance de certains troubles comme l’autisme ( atteinte de la capacité à développer une « théorie de l’esprit ») ou la schizophrénie considérée selon ces critères comme un trouble lié à un « déficit de cognition sociale ».
Le problème est à chercher dans ce que F.Wolff écrit : « Car, dès lors qu’on croit pouvoir l’expliques ( la conscience phénoménale ), on s’aperçoit que c’est toujours un aspect de la conscience psychologique qu’on explique. Il y a toujours un gouffre entre tout ce que nous pouvons dire, en troisième personne, c’est à dire objectivement, au sujet de la conscience et la richesse phénoménale et infraconceptuelle du monde éprouvé en première personne, c’est à dire subjectivement. » (p.352)
Et il rajoute : « toute description scientifique du monde et de l’esprit, y compris celle des neuro-sciences, est compatible avec l’absence de conscience. On peut naturaliser l’intentionnalité, qui était un Himalaya à conquérir, mais non la conscience, qui parait relever d’un autre ordre. Non seulement on ne peut pas l’expliquer mais on ne saurait même pas ce que serait une explication…. »
Et, plus loin… « Peut-être la conscience fait-elle partie des fondamentaux de la physique ( non de la biologie) au même titre que la masse ou l’espace-temps, entités irréductibles à d’autres, dont on ne cherche pas à rendre compte puisqu’elles permettent de rendre compte des autres, et dont néanmoins on peut faire la théorie en montrant quelles relations nécessaires elles ont entre elles. » (p.353)
L’objectif de F.Wolf est de montrer qu’il n’y a pas d’avantage à considérer le « monisme » corps-esprit comme plus « vrai », « scientifiquement », que le « dualisme » cartésien.
« … L’irréductible dualité de la conscience et du corps est probablement à l’origine du dualisme métaphysique qui est le seul fond commun à toutes les croyances religieuses : la croyance en mon « âme », à son indépendance par rapport à mon corps, à sa survie ou à sa pré-existence, la croyance en l’âme des ancêtres ou des morts… »
Ainsi, même si la croyance religieuse a un fond naturel, elle ne peut pas être réduite à ce seul aspect.
Mais cette argumentation reste en creux quant à définir ce qu’est l’humanité car elle peut être contredite jusqu’à un certain point que précise l’auteur.
Même s’il est impossible de connaître intimement les « états d’âme » de mon voisin ou de mon ami, il est possible de lui parler.
« Mais le monde dans lequel je vis est un monde commun parce que nous disposons du langage par lequel la première personne peut se dire être comprise en troisième personne en s’adressant à une seconde personne…. C’est par le langage que le monde devient commun, et c’est dans ce monde que nous vivons, nous autres humains, et non dans un monde de « qualias » (conscience phénoménale) », qui sont spécifiques à « mon monde privé »…
Au fond et c’est la synthèse qui vaut conclusion : « Les quatre figures de l’homme sont à double face : théorique et pratique, cognitive et normative, scientifique et morale. La science ne peut pas nous dire ce qu’est l’homme, pas plus qu’elle ne peut nous dire ce qu’il doit faire. On ne peut pas dire ce qu’est l’homme à partir de ce que nous en dit la science. Mais, en revanche, on peut en conclure au moins que l’homme est l’être « capable de connaissance scientifique » et, « capable de conduite morale ». (p.357)
« …que l’humanité est la capacité à atteindre le savoir et à viser une connaissance universelle. »( p.363)
jean-claude Bourdet.