Henri IV, souriant avec complaisance – Selon vous, je serais donc vraiment fourbe ?
Le Docteur– Non, non, ni fourbe, ni entêté ! [1]
Elle était en train d’écrire une thèse de second cycle sur l’œuvre de Pirandello, le prix Nobel Italien. Elle citait parfois des extraits d’un des ouvrages de l’auteur qu’elle avait découverte lors d’un voyage à Rome en Italie en troisième, avec sa professeur de français.
9 mai 1921 : une date qui a changé l’histoire du théâtre européen. Au Teatro Valle de Rome, Pirandello fait représenter Les six personnages en quête d’auteur. Ce soir-là, la troupe de Dario Niccodemi, avec Vera Vergani et Luigi Almirante dans les rôles principaux, se retrouve face à un public turbulent. Les comptes rendus parus dans les quotidiens de l’époque ne disent presque rien du spectacle, mais ils s’arrêtent tous sur ces détails du public huant et de l’auteur qui s’échappe dans la confusion. Et pourtant, dès les premières représentations de la pièce en tournée, on en saisit toute la valeur : c’est une nouvelle forme de théâtre qui est donnée à voir, une pièce « à faire », affichant sa construction ; bien plus qu’une forme de méta théâtre, un théâtre célébrant la fin du drame et du dramatique, un théâtre entre vérité et fiction, métaphore de la condition de l’homme moderne.
C’est en citant cet article du Carnet de recherche des Editions universitaires d’Avignon que la professeur avait introduit le thème du voyage. Elie, qui s’allongeait trois fois par semaine sur le divan de la rue de Tivoli, n’avait rien compris à ce charabia d’intellectuels comme avaient répétées ses camarades de classe. C’était une troisième turbulente et bigarrée d’un collège de la Métropole, le français n’était pas la matière la plus suivie mais la perspective d’un voyage en Italie les avaient toutes séduites et dans un effort quasi surhumain, en tout cas remarqué par tous les enseignants la troisième E s’était rangée derrière l’étendard de la littérature et de la poésie, et accessoirement des mathématiques car le prof de math était de la partie. Le prof d’histoire qui était amoureux de la prof de français avait décrété que l’histoire de l’Italie était indispensable et nécessaire pour étoffer l’apport culturel des jeunes élèves. Ainsi 25 sauvages avaient pris d’assaut, un dimanche matin d’Avril, la veille de la reprise des congés de pâques pour 24 heures de voyage arrêts pipi inclus. Les amours, les haines, les peines et les joies avaient fleuri comme les premiers bourgeons des branches de cerisiers.
Les courtisans sont convaincus que Henri IV est fou. Il les convainc qu’il est fou. Qui est le plus fou ? Celui qui est fou ? Celui qui croit qu’il est fou ? Celui qui a la certitude chevillée au corps et à l’âme qu’il est fou ? Il ? L’autre bien-entendu ! L’autre qui croit qu’il est avéré que le fou n’a pas de conscience, ne sait pas qu’il est fou et affirme : je ne suis pas fou tout de même ! Vous n’allez pas croire tous ces vils flatteurs, ces courtisans assoiffés de pouvoir, ces filles de joie qui n’en veulent qu’à ma virginité, qu’à ma bourse, mes bourses devrais-je dire ! N’allez pas croire que je ne suis pas fou, car seul le fou croit qu’il ne l’est pas…fou ! Suis-je fou ? dites-le-moi franchement Docteur, suis-je fou moi qui vous voit, qui vous connait, moi qui voit le regard que vous lancez à ma femme, suis-je fou de jalousie Docteur ? Mais non Majesté qu’allez-vous donc imaginer, votre jalousie héréditaire – votre père était jaloux, il voyait des amants dans tous les placards, il a ainsi occis plusieurs conseillés, les pauvres ils étaient si effrayés par sa folie qu’ils réalisaient ses plus obscurs fantasmes et finissaient souvent au fil de son épée – votre jalousie héréditaire vous joue encore un mauvais tour. Ce n’est pas parce que vous avez vu votre femme, la Marquise Mathilda sortir de mon carrosse que cela veut dire qu’elle est ma maitresse et vous savez bien que je souhaite épouser sa chère fille Frida. Pas Frida Kahlo, elle n’est pas encore née, la fille Frida de la Marquise Mathilde Spina qu’il me plait d’imaginer votre maitresse officielle la Reine le sait bien. Ah mon imagination me trouble, vos mots ont altéré mon jugement.
C’est vous, Majesté, qui voulez recommencer à aimer. Ah aimer ! Ah aimer ! N’est-il pas plus tendre folie ? L’espace s’élargit, le corps s’allège, les sentiments sont transportés dans un élan irrépressible vers l’objet de notre amour ! A tendre cher amour ! J’aime aimer Docteur ! Est-ce là pure folie ?
La famille de Pirandello était d’origine Sicilienne, Luigi est né à Agrigente en 1867, son grand-père paternel, riche propriétaire terrien a eu de nombreux enfants, le père de Luigi a combattu pour l’unité de l’Italie dans les troupes du général Garibaldi considéré comme l’un des pères de l’Italie. Enfant surdoué, le jeune Luigi est orienté vers des études scientifiques malgré son attrait marqué pour la littérature. Dès qu’il le pût il alla à Rome puis s’inscrit à l’université rhénane Frédéric-Guillaume de Bonn en Allemagne où il obtient un doctorat en philosophie et lettres en soutenant une thèse de linguistique en dialectologie. Il épousera une jeune femme dont il aura trois enfants. Mais Priva, comme elle se nomme, est atteinte d’une jalousie pathologique, délirante. Contre l’avis des médecins Pirandello s’occupera lui-même de la mère de ses enfants tout en se réfugiant dans un travail d’écriture acharné. Ce sont ses pièces de théâtre qui feront sa renommée internationale. Il obtiendra le prix Nobel en 1934. Très proche de Mussolini, il ne rompra jamais vraiment avec le fascisme italien. Il meurt d’une pneumonie en 1936 alors qu’il préparait une adaptation cinématographique de Feu Mathias Pascal sur le thème du changement d’identité et de vie.
La question de la folie a obsédé Pirandello qui la côtoyait quotidiennement avec la femme qu’il aimait.
Les personnages de Henri IV peuvent certainement être chacun perçus, comme, à la fois les représentants d’un morceau d’histoire générale, et les représentants d’histoire personnelle de l’auteur. C’est fréquent dans les œuvres littéraires mais la confusion qui règne sur la pièce est contagieuse autant que la folie qui sait créer les conditions d’un étourdissement transférentiel chez l’auditeur du spectacle. L’incohérence des processus primaires qui sous-tendent par moment le propos du roi précipite ses interlocuteurs dans un univers onirique qui manque en permanence de virer au cauchemar.
J’ai ainsi écouté trois fois par semaine ses réflexions sur le travail de cet auteur découvert sous le soleil de Rome dans l’éclat d’une idéologie dépassée, nostalgique de ses lustres qu’elle haïssait par ailleurs en bonne fille d’institutrice anticléricale.
Ce n’est pas une question, c’est une exclamation qui jaillit dans un frisson de terreur et n’attend aucune réponse de l’obscurité et du silence terrible de la salle, qui vient brusquement de s’emplir pour lui de la terreur d’être vraiment fou. [2]
FIN
- Pirandello Luigi, Henry IV, Acte III, p.60, ed Amazon, Sir Angels, 1992
- op.cit., p.60