Jean-Claude Bourdet

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Chapitre trois

« Je vais t’apprendre à être égoïste… sinon je te quitte »

La soirée était remplie de ma colère, elle l’a tout de suite perçue sur mon visage. Je suis transparent pour elle. Je n’en peux rien dire, je n’ai pas encore, à plus de cinquante ans, appris l’alphabet subtil de la colère. Chez moi, elle éclate, me met en miettes, je m’en méfie. Je suis désemparé par la violence qu’elle mobilise en moi. 

Vendredi, 4h57.

Je ne dors pas ! J’ai eu l’illusion fulgurante d’avoir une clarté d’analyse que j’essaie de fixer sur cette feuille.

La forme sera celle d’un dialogue imaginaire, entre deux personnes, un homme déjà mur et une femme un peu plus jeune que lui. Les personnages sont très proches de Muriel et de Pierre mais ils en sont également éloignés. Je fais de nombreuses fautes de frappe, j’ai pris un demi Lexomil, il y a trois heures pour, je l’espérais, pouvoir dormir et me reposer. 

Cela ne marche pas, je suis envahi de doutes affreux et de haine destructrice.

Elle : « Nous sommes loin »

Lui : (spontanément, sans réfléchir à ce qu’elle veut dire) « C’est toi qui es loin » (il l’a sentie préoccupée pendant le repas, elle avait faim et s’était attablée à une table de bistrot sur le quai Richelieu à B. Elle venait de voir une pièce, H et H; elle avait aimé le texte qu’elle avait trouvé très fort et très beau ; elle avait essayé de lui faire lire le résumé, il avait fait semblant, il est incapable d’en dire quoi que ce soit ; H, un poète allemand et H un nazi, un dialogue vide, vertigineux ! Ce n’est pas que cela ne l’intéressait pas, au contraire, ce qu’elle en disait lui paraissait très proche de la conférence qu’il préparait alors. Il essayait d’y parler de la rupture d’une analyse engagée dans un climat de haine et de désespoir, elle avait évolué vers un transfert amoureux qui dérapait sur un mode érotomane, il avait décidé de mettre fin à cette analyse et depuis il y pensait souvent, il espérait, avec ce travail, comprendre ce qui c’était passé et en faire quelque chose.)

Elle : « Ah si c’est ce que tu crois ! »

Il ne savait plus. Durant la soirée, les moules étaient délicieuses, elle mangeait avec les mains se mettait de la sauce au roquefort sur les joues, le nez, c’était très beau, il lui disait qu’elle était belle, elle le regardait avec ses yeux noisette, un regard profond, comme pour sonder son propos, comme si elle ne le croyait pas tout en étant heureuse de ses compliments amoureux. Il était guai et profondément triste, elle le percevait et lui croyait aussi percevoir sa tristesse sous les éclats de rire qui le séduisaient depuis qu’ils se connaissaient. Il l’avait écrit, leur vie était un éclat de rire. Mais depuis quelques mois, il entendait ses rires comme une mélancolie, un désespoir, recouvert d’une mince peau qui s’amincissait, se déchirait. Elle parlait beaucoup de mort, disait qu’elle avait vécu le meilleur, avec ses enfants, que la suite serait une vie de merde. Il était très blessé de l’entendre dire ça, il ne pouvait pas toujours le cacher. Lui il vivait, ou plutôt survivait, d’espoir, de liberté retrouvée, dans l’attente douloureuse de leurs rencontres. Il aimait la faire rire, c’était plus difficile qu’au début, mais il y arrivait encore. Mais depuis quelques temps, il avait de nouveau l’impression qu’elle s’éloignait. Ce n’était pas la première fois qu’il ressentait ça, c’était moins violent, elle lui avait dit qu’elle ne voulait plus qu’il lui dise ça !

Ils s’étaient quittés il y a quelques heures, elle avait refusée de passer un moment avec lui, comme souvent ils le faisaient, dans son refuge qu’elle avait dû mettre en vente. 

Elle subissait des coups violents qui la laissaient hébétée de longs jours, elle semblait alors régresser à un état de terreur sans nom qu’elle tentait de tuer en sirotant des Despérados et de la Manzana. 

Elle disait qu’il ne la comprenait pas.

Il lui disait qu’il était terrorisé, que c’était, c’est ce qu’il croyait, un refus de voir la réalité. Elle était prisonnière et s’entourait d’un manteau maternel qu’elle déployait autour de ses enfants. Rien n’existait plus alors, c’est ce qui le blessait, que ses enfants qu’elle voulait protéger. Elle était beaucoup plus réaliste que lui et beaucoup plus gaie aussi. Elle disait que ce qu’ils vivaient était précieux, qu’il fallait le préserver. 

En face de lui : la maison.

La maison se couvre de vigne vierge, un peu plus chaque année, elle semble à l’abandon, quelque silhouette, une ombre furtive, file parfois à une fenêtre. Le matin blême apporte un bouquet de brume, quelques martinets chassent les humeurs tristes de la nuit. 

Remise d’un prix littéraire.

Pierre venait d’assister à un miracle et à un désastre. Il était face au miroir tremblant de la culture, au purgatoire civil de l’espérance incarnée, incapable d’éprouver une joie, accroché à la parole, tendu aux lèvres déformées, saccadées, de l’orateur. 

Le miel qui s’écoulait de la bouche spasmodique venait heurter les parois escarpées de son âme exaspérée. Quelle tristesse, quelle beauté dans l’emphase de l’esprit malin qui présidait au sacrifice ritualisé de ses espoirs. L’autel noir de l’église déclamait une liturgie convenue dans un espace écholalique saturé de chaleur moite. La fuite fut son seul recours sous une pluie invisible de flèches acérées, sa cuirasse n’était pas ajustée pour affronter cette bataille perdue d’avance. La retraite salutaire dans l’écrit lui permettait, pour un temps, de restaurer les injures du temps. 

So Long Marianne, de Léonard Cohen, le plongeait dans l’abîme des soirées d’adolescence.

Bonjour ! Le matin vient caresser mon corps douloureux. Le drap n’a pas de marque à mes côtés. Pas de rêve non plus cette nuit. Ou bien était-ce un songe ?

Les oiseaux colorés de la citadelle de verre se sont envolés hier soir, ils s’étaient regroupés par milliers formant un bouquet éclatant des chants dévastés par la joie de la migration à venir. Ils laissent un vide de tendresse, le cœur serré je regarde les arbres décharnés. Quelques plumes volent dans le petit matin d’automne, la lumière les fait briller d’un éclat laiteux qui ricoche sur les couleurs sombres des feuilles de marronnier brûlées par le soleil d’août. Le vent s’est levé d’un coup, comme si une barrière invisible l’avait libéré d’un long repos. Les tourbillons de poussière emportent les chaleurs d’aout laissant derrière eux des fragrances de tilleul.

Le bassin étale ses couleurs tristes sur la palette des pas nonchalants de l’espoir.

Les mouettes, encore elles, crient l’amertume des jours fastes. 

Pierre, une nuit blanche dans sa manche, regarde le jour pointer son visage d’or dans la brume du petit matin. Il a décidé de fuir, encore et encore, sans remord, sans doute. Comme après un crime odieux, il laisse sa mémoire se noyer dans les vapeurs d’un alcool éventé. Le regard trompeur de la vie lui laisse un goût amer qu’il tente d’adoucir en plongeant dans la mélancolie des Fleurs du mal.