J’ai lu un article intéressant dans la rubrique littéraire d’un quotidien national. Un journaliste spécialisé qui signe P.S. présentait le recueil de nouvelles d’un auteur peu connu mais qui avait manifestement attiré son attention. Je vais vous en dire les grandes lignes si vous voulez bien.
amours, haines, peines, joies comme les premiers bourgeons des branches de cerisiers
Jean-Claude Bourdet ; az’art atelier éditions, 2024.
L’auteur de l’article commençait par une remarque sur la longueur du titre qui semblait être la « marque » de l’écrivain dans la maison d’édition qui avait publié deux autres ouvrages : dans le champ de la pensée et du songe le pommier rouge en 2021 et dis grand-père quand tu étais petit comment elles étaient tes mains ? en 2023.
Le recueil comprend 22 nouvelles écrites dans un style soutenu mais fluide avec des variations qui évoqueront aux connaisseurs les jeux littéraires des écrivains oulipiens. L’Oulipo pour Ouvroir de Littérature Potentielle voit le jour au château de Cerisy-la-Salle en 1960 à lors d’un colloque intitulé Une nouvelle défense et illustration de la langue française consacré à l’œuvre de Raymond Queneau.
Le projet oulipien, est-il écrit sur le site consacré à ce mouvement littéraire, est de sortir des illusions surréalistes et sartriennes. Queneau en fixe les grandes lignes : Nous appelons littérature potentielle la recherche de formes, de structures nouvelles et qui pourront être utilisées par les écrivains de la façon qui leur plaira.
Les auteurs qui se réfèrent encore à ce courant littéraire aiment entrainer le lecteur dans une variété de genres qui mêle thriller, roman politique, roman psychologique voire « littérature blanche », comme j’ai pu le lire, pour spécifier une ligne littéraire défendue par Gallimard qui édite par ailleurs une « série noire » bien connue. Mais c’est l’utilisation de contraintes et de paradoxes qui vont devenir la signature de ce mouvement qui rêve d’accentuer les liens de la littérature avec les mathématiques.
L’auteur des nouvelles, psychiatre-psychanalyste, s’éloigne cependant de ce mouvement, auquel il n’a jamais adhéré même s’il l’a expérimenté dans un texte :
L.-B.-S. J-C.-L.
L.B.-J.-S. -C.L.-
Texte, non édité, commandé par Jean-Claude Loubières, sculpteur de livres, au sujet d’une de ses œuvres, La Bibliothèque suspendu. Dans ce travail Jean-Claude Bourdet se réfère à l’OuLiPo et rédige un acrostiche qui donne à son texte une forme singulière. Par ailleurs, il a écouté, comme de nombreux auditeurs de France Culture, la fameuse émission Les papous dans la tête.
Emission colonisée par les membres de l’Oulipo, elle cessa d’émettre fin juin 2018, L’Oulipo est une sorte de Confrérie initialement secrète, anticonformiste, qui compte tout de même quelques vedettes littéraires parmi les 41 membres inscrits sur la liste des oulipiens, dont 6 femmes pour 35 hommes. Je vous renvoie, écrit P.S., à la liste sur le site mais tout le monde connait bien-sûr Jacques Perec, Raymond Queneau un des fondateurs, mais aussi Marcel Duchamp admis dès 1962, François Caradec (1983), je peux également citer Hervé Le Tellier un des collaborateurs des Papous, mais aussi Jean Lescure poète, directeur de revue etc. On peut reconnaitre à ce mouvement l’apport inestimable qu’il a fait à la littérature et aux arts mais on connait peut-être moins l’usage qui en a été effectué dans les ateliers d’écriture auxquels il fournit inlassablement les propositions créatives de la rubrique « contraintes ».
Jean-Claude Bourdet a exploré le jeu des contraintes mais il s’est vite aperçu que cela le menait à une impasse narrative – peu de goût pour la phrase sans ponctuation, si ce n’est en écriture poétique, peu d’intérêt pour l’éviction d’une voyelle ou d’une consonne ou des deux, aucun intérêt pour les contraintes géométriques, mathématiques, etc… – trop compliqué, trop intellectuel – mais alors quel est le lien avec l’oulipo ?
– Je pense qu’il s’agit d’un frayage littéraire, un emprunt « à minima » aux étranges objets littéraires que représentent des ouvrages comme
-La disparition, qui ne contient aucun E, de Georges Perec ;
-Exercices de style, qui raconte 99 histoires sous des formes différentes, de Raymond Queneau.
Dit-il lorsque P.S. l’interroge sur ce sujet.
Le choix de l’éditeur est intéressant, est-il écrit dans l’article. La maison d’édition, après avoir été installée une dizaine d’années dans une péniche sur le canal du Midi à Toulouse, se situe désormais à Pamiers, ville d’origine du couple fondateur. Danielle et James sont à eux deux l’archétype des éditeurs indépendants, militants, antisystèmes, dévoués à leurs auteurs et à l’écriture en « laissant la place à l’inattendu des rencontres » comme il est écrit sur leur site. Danièle déploie une énergie singulière à maintenir à flot le navire qui est désormais ancré à Pamiers près de la gare Sncf car aucun des deux ne conduit. Leur démarche artisanale est précieuse pour les auteurs qui sont où ont été accompagnés dans leur projet par cette femme aux multiples existences.
Tour à tour enseignante, magistrate, costumière, éditrice, écrivaine et poète sous le nom de plume de Elleinad, elle déniche les talents, fabrique le livre de A à Z, la maquette, le choix de la typographie, de la couverture, du titre le tout en maintenant un dialogue créatif avec l’auteur qui se sent accompagné et soutenu dans sa démarche.
Les auteurs qui se retrouvent dans le team de Az’art, issus d’horizons très variés, partagent tous la passion commune de l’écriture et du livre papier.
Mais revenons au recueil.
Le livre nous fait visiter 22 tableaux narratifs de facture différente qui nous plongent progressivement dans un abîme qui m’a parfois fait penser à ces vers de Baudelaire dans L’homme et la mer : Tu contemples ton âme…et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.
Même si on peut regrouper ces tableaux narratifs sous quelques rubriques facilement identifiables : enquêtes policières, essai philosophique, drame psychologique où exploration de l’inconscient, il ne s’agit pas d’un livre de psychanalyse à proprement parler. Il s’agit, comme l’auteur aime à définir ses écrits en référence à la couture, métier de sa grand-mère maternelle, d’un ouvrage écrit par un psychanalyste. La spontanéité narrative se déploie au fil des pages selon une modalité associative qui témoigne d’une pratique ancrée dans la plume de l’auteur, qui tient à préciser que ses nouvelles sont des « pures fictions » essentiellement nées de son imagination.
Les sujets abordés restent assez communs tout en tentant d’explorer l’intime et l’universel : l’amitié (Non je n’ai rien entendu ; Le cri du gravier), la passion amoureuse (Chambre 26, un fauteuil de velours rouge ; Je ne me noie pas j’attends seulement que quelqu’un vienne), la folie (Rome, Pirandello, la folie), mais aussi le souvenir, le cauchemar, l’anecdote (colis, errance et vagabondages), la tragédie de la mort (Ultime lettre d’adieu).
Les sujets abordés sont la plupart du temps liés à l’environnement socio-professionnel et culturel de l’auteur, son goût pour l’écriture, la psychanalyste bien-sûr, mais aussi ses centres d’intérêts, l’art, la philosophie, le théâtre, le fantastique entre autres.
L’auteur de l’article relève aussi une thématique plus existentielle et quelque peu camusienne – pas étonnant pour quelqu’un qui a écrit Exploration psychanalytique du Premier homme d’Albert Camus * – contenue dans le long titre du livre : l’éternel retour, la succession des saisons qui voient renaître les bourgeons de l’amour et de la haine, le couple infernal de l’existence, avec celui de la vie et de la mort et de leurs rejetons, les joies et les peines, que l’on peut décliner dans tous les sens que les chamboulements des passions humaines leur font adopter.
La conclusion de l’article était plutôt élogieuse :
Je dois dire que j’ai lu avec plaisir les 22 nouvelles, le style soutenu, parfois érudit sert à merveille le récit de ces vies fragmentées auxquelles chacune et chacun peut s’identifier où en tout cas y retrouver un élément de sa propre histoire. J’ai ainsi partagé avec l’auteur les amours, haines, peines, joies comme s’ils étaient les premiers bourgeons des branches de cerisiers, comme une première fois.
- A paraitre, 2025, participation à un ouvrage collectif dirigé par Marie-Claude San Juan sur Camus.