Jean-Claude Bourdet

Présentation du poème Le Lointain de Jean-Claude Bourdet, accompagné de six œuvres de Ly-Thanh Huê, Les Plaquettes, A L’INDEX, 2023

dessin Safi imaginaire

La vie

Il me suffit de m’être réveillé le soleil dans ma droite

la lune dans ma gauche

et d’avoir marché

depuis le ventre de ma mère

jusqu’au crépuscule de ce siècle Abdellatif Laâbi

Présentation du poème Le Lointain de Jean-Claude Bourdet, accompagné de six œuvres de Ly-Thanh Huê, Les Plaquettes, A L’INDEX, 2023 (Safi, 5 novembre 1955 – 2 juillet 1956)

Je rêve d’une colline de potiers en aplomb d’un petit port sardinier

les reflets bleutés de l’argile des grottes

peignent d’une nostalgie salée

les murs blancs délavés des palais ;

soupirail de misère, des vaisseaux

chargés de haschisch venus du Mali

flottent sur les eaux huileuses de midi

épuisés, l’odeur âcre des embruns

se mêle à un brouhaha guttural.

Ce long poème écrit entre 2020 et 2022, est le résultat d’un désir profond d’explorer le thème des origines en me penchant sur les quelques mois passés au Maroc l’année de ma naissance. Les souvenirs de mon enfance, en particulier ceux du Maroc, mon pays de naissance, où je ne suis resté que quelques mois entre la vie et la mort, restent obstinément absents de ma mémoire. Je me suis toujours interrogé sur ce qui me reliait, indépendamment des liens familiaux, à cette époque précoce de l’existence. Peut-être que ma première année de vie au Maroc m’a permis de ressentir la force du soleil sur l’existence même de l’enfant ? C’est souvent ce que je me suis dit, je ressens plus que je ne me représente cette période libre d’images de mon existence maghrébine. C’est le négatif qui est la marque définitive de la trace de ma première année de vie. Je suis né en novembre 1955 et rentré en France en juillet 1956. Une partie de ce qui naturellement sert à l’infans à percevoir son monde s’est inscrit comme un manque insistant, l’odorat et la discrimination auditive fine surtout. Ainsi je me sens éternellement étranger, en quête d’un pays disparu longtemps resté mythologique. Pourtant l’odeur des épices ne m’émeut pas, les sons lancinants des Gnaoua restent lointains et peu familiers, je préfère l’ombre à l’éclat du soleil… La rédaction du Lointain m’a amené à me plonger dans la culture d’un Maghreb que je connais mal. Bien avant que le poème ne devienne un impératif d’écriture, j’étais pourtant retourné à Safi. La ville m’avait alors paru somnolente, écrasée par l’éclat du soleil. J’avais observé les navires de pêche délabrés dans le port sardinier. Sur la colline des potiers les grottes ouvertes laissaient voir un amoncellement d’objets autour des alandiers endormis. Un homme accroupi m’avait tendu un plat au décor parfait, bleu Safi comme dans la légende familiale. Je n’étais pas ému. Les lieux où mes parents avaient vécu étaient toujours là, l’école était devenue un collège sans âme, rapidement oublié. Je n’ai pas retrouvé la clinique qui m’avait vu naître, elle restera ainsi immaculée, le mystérieux palais de l’innocence perdue. (Exploration psychanalytique du Premier homme d’Albert Camus. Texte non encore publié)
La référence répétitive, presque hypnotique à la colline des potiers renvoie à l’origine des sociétés humaines. Mais c’est au livre de Lévi-Strauss, Le cru et le cuit que j’ai pensé, en écrivant ce texte de présentation, en ce que cet ouvrage explore les catégories du sensible et de l’intelligible en s’appuyant sur la mythologie et, en particulier, sur les usages du cru et du cuit dans la langue. Nous sommes donc invités à prendre le mythe pour ce qu’il est, un récit, et les qualités empiriques qu’il fait jouer, comme riches de résonances mais non point comme substituées à un ordre de réalités qui leur seraient étrangères. Si la mythologie doit être interprétée, c’est à la manière d’une œuvre musicale. Ecrit Isambert François-André dans Lévi-Strauss Claude, Mythologiques. Le cru et le cuit. (Dans : Revue française de sociologie, 1965, 6-3. pp. 392-394 ; https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1965_num_6_3_6457)
Dès le néolithique, la céramique est le premier « art du feu » à apparaître, avant le travail du verre et du métal, c’est un marqueur historique et culturel des sociétés humaines. C’est vers -10 000 AJC, lorsqu’il devient agriculteur et sédentaire que l’homme va appliquer la technique de la terre cuite à la fabrication de récipients : les premières poteries céramiques apparaissent vers -12 000 mais ne se généralisent dans toutes les civilisations que vers -6000. Peut-être que le travail du potier, est proche de celui du poète. Le poète, témoin et créateur d’un indicible, choisit la langue comme matériau, il a ainsi le privilège et la responsabilité de modeler une pensée peut-être plus proche du sensible que de l’intelligible.
Ainsi, le poète, comme le potier qui, avec son savoir et son doigté, moule une pièce qu’il fera ensuite cuire dans un four pour en faire naitre une céramique, sont tous deux artisans d’un art unique né de l’union de l’eau, de la terre et du feu. « Je cherchais des poètes j’ai trouvé des potiers » écrivit Georges Duhamel (1884-1966) à propos des potiers de Guellala en Tunisie. Cette citation est reprise dans le beau film de Christophe Bedrossian : « Esprit d’Argiles ». Le réalisateur évoque le travail de Jean-Jacques Gentil, potier singulier, qui travaille la sigillée, une technique gréco-romaine de cuisson et de décoration de l’argile. Une fois tourné l’objet est recouvert d’une couche liquide d’une autre terre d’argile qui dissimule la couleur initiale, imperméabilise l’objet et permet de le décorer.
[Le secteur de la poterie représente l’activité artisanale la plus importante et constitue un patrimoine culturel et touristique de la ville de Safi. Elle emploie près de 2 000 personnes de façon permanente et un grand nombre de saisonniers. Les principaux sites de production de poterie sont : la Colline des potiers, la vallée Chaâba, la village de Sidi Abderrahmane, la commune Saâdla, et la route Marrakech. A Safi, la poterie se localise principalement dans deux quartiers de la cité (la Colline des potiers et la vallée Chaâba) et un dans un village proche de la ville de Safi (le village de Sidi Abderrahmane). La colline des potiers, elle est liée historiquement avec l’art de la céramique c’est l’un des plus anciens quartiers de la ville. Plus de 700 artisans travaillent dans 42 ateliers équipés de 72 fours traditionnels et de 27 fours à gaz. L’un des potiers les plus réputé actuellement à l’échelle nationale et internationale est Moulay Ahmed Serghini. La matière première est essentiellement constituée d’argile, d’eau, de substances chimiques et de bois. Ce dernier provient surtout du genêt qui se trouve en abondance dans la province. Safi est réputée pour sa faïence aux couleurs bleutées héritée des potiers fassis venus s’y installer au 19ème siècle. En effet, dès 1875 la poterie citadine de Safi, servie par une argile locale d’une qualité exceptionnelle, prend un nouveau visage lorsqu’un potier de Fès, Mohammed Langassi, y installe un premier atelier de faïence.]
Le Lointain est composé de 69 dizains dont 9 qui constituent une sorte de refrain, qui se répète tous les 8 dizains et donne un rythme soutenu au poème qui a une tonalité épique. Peut-être que les 9 dizains du refrain correspondent aux 9 mois passés à Safi ? Il s’agit d’une complainte mise en exergue par Andréa Genovese qui a publié dans Belvédère 69, une belle recension du poème. « Dans cette riche plaquette de Jean-Claude Bourdet (1955, psychiatre et psychanalyste à Bordeaux), le poème ci-dessus revient bien neuf fois avec de remarquables variantes, l’insistance étant portés sur cette colline de potiers, lieu de naissance et d’enfance à Safi, au Maroc, perdu à jamais et toujours rêvé dans sa substance affective, culturelle et linguistique, par un poète qui a pris conscience aussi de la richesse de son français, de plus en plus poétiquement maîtrisé. Le tout, à travers de petits textes dont la prose d’une limpide facture, compose une sorte de biographie existentielle et historique, moralement (et dirais je) politiquement assumée, presque émouvante par sa fidélité aux valeurs des origines d’un côté, comme de celles engendrées par l’engagement en France, la Résistance comme (pas) lointain, elle aussi, autre point de repère… »
C’est en effet à une plongée dans un récit où s’entremêlent le singulier, l’intime et les racines de l’histoire de cette région du Maghreb avec celle du Lot. Mais c’est aussi une plongée dans la culture, surtout religieuse qui se conjugue avec les musiques traditionnelles et une littérature faite de contes, de poésie et de récits épiques. Les territoires, la géographie, la faune et la flore de Safi et de la région dialoguent inévitablement avec ceux de la vallée de la Dordogne lieu de naissance de ma famille. Je pense que la recherche historique, culturelle, les liens que j’effectue avec l’histoire locale et plus particulièrement socio-politique des deux pays m’ont permis de ne pas m’enliser dans une complaisance narcissique difficile à éviter sur ce sujet intime. J’ai exploré le registre musical traditionnel qui a des liens forts avec la poésie épique, poésie de résistance et de lutte berbère.
Les relations entre le Maroc, [ancien royaume des Maures (Mauritanie), annexé en 42 après J.-C par les romains qui le scindent en deux provinces, la Mauritanie Tingitane à l’ouest et le Maroc Romain au nord]  protectorat français entre 1912 et 1956 et la France sont en grande partie portées par l’intelligence politique et l’ambition de grands serviteurs de leurs pays respectif, le Général Lyautey , Moulay Youssef et le Roi Mohammed V son successeur. Monarque éclairé il échoua cependant à reconstituer le Grand Maroc (Maroc, Mauritanie, Algérie) et mena une politique de soutient au monde arabe et au FLN alors en guerre avec la France. Ces évènements, je ne les ai bien-sûr connus que plus tard. Mais la période de 1955-1956 est marquée à Safi – ville industrielle, port de pêche important depuis l’antiquité, mais ville éloignée du pouvoir peu attrayante touristiquement à côté de son illustre voisin l’ancienne Mogador portuguaise désormais appelée Essaouira – par des troubles sociaux en particulier des grèves dures soutenues par le parti nationaliste l’Istiqlal, soutenue également par le plus puissant syndicat du Maroc, l’UMT (Union Marocaine du Travail) et ce que l’on appelle le bras armé de l’Istiqlal, l’AML (Armée de Libération Marocaine) qui a pour objectif de chasser les français de l’ensemble du Maghreb. (Violence urbaines, Maroc 1956 ; Jean-Marc Largeaud ; Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 123-2 / 2016)
J’ai choisi la forme poétique du dizain en référence à ma lecture d’un livre de Pierre Vinclair : La Sauvagerie, publié aux éditions Corti en 2020. Ce livre conçu comme un manifeste propose une langue poétique pour exprimer la sauvagerie écocide de notre époque. [Dans ce livre-manifeste, composé de 499 dizains en référence au recueil de Maurice Scève, Délie (XVIe siècle), l’auteur à demandé à de nombreux poètes d’écrire un ou plusieurs dizains, tous en rapport avec leur vison de l’état sauvage d’une nature maltraitée par l’homme dans l’idée de renouer avec une langue poétique telle qu’elle a pu être utilisé dans le chamanisme.]
Je n’ai pas cette ambition d’écrire une poésie engagée dans les combats du siècle actuel, [ – qui s’éloigne des idéaux humanistes et de la paix liée à l’équilibre de la terreur de l’atome, qui constituaient une sorte de méta-cadre de notre existence ;  – qui se cherche, entre violences urbaines (banlieues…), guerres fratricides (Israël…), guerres de prédation économique (Iraq, …), guerres de religions, (Afghanistan, Afrique…), catastrophes « naturelles », tremblements de terre et tsunamis dévastateurs, cyclones et typhons de plus en plus puissants, selon l’échelle de Saffir-Simpson, en raison du réchauffement climatique et en particulier des océans (article Ouest-France du 10/09/2023, Maxime Mainguet) et déséquilibre sociaux liés à l’aggravation des inégalités de richesse à l’intérieur même des états ou des fédérations d’états ;] mais en utilisant cette forme poétique, en vogue au XVe et XVIe siècles, (Maurice Scève, Délie 1544 ), je souhaitais aussi rendre hommage avec les origines d’un renouveau poétique orchestré par les membres de la pléiade au XVIe siècle lorsqu’ils défendaient la langue française à l’encontre de l’usage du latin dans les cercles érudits.. [La pléiade est un groupe de huit poètes français (Pierre de Ronsard, Joachim du Bellay, Jean-Antoine de Baïf, Etienne Jodelle, Rémy Belleau, Jean Dorat, Jacques Peletier du Mans et Pontus de Tyard) , ils posèrent les bases d’un espace poétique nouveau en défendant la langue française contre l’usage du latin comme langue officielle des cours et des édiles, projet politique qui servit à l’unification du pays dans ces débuts de la Renaissance française. (La défense et l’illustration de la langue française de Joachim de Bellay (1549) est un texte de théorie littéraire considéré comme le manifeste des poètes de la pléiade.)]
Une première version du poème mettait en scène de façon explicite un dialogue entre un homme et une femme. La naissance d’un enfant les emmenait à se questionner sur le bouleversement déclenché par son arrivée dans le couple. Le cheminement du poéme illustre les questions que se posent certainement tout jeune parent. Le rapport au corps qui se transforme, l’évolution de leur identité (le devenir parent), la transformation du lien qui les unit, la sexualité. On suit la construction particulière du lien avec un nouveau né souffrant. L’angoisse, les difficultés rencontrées lors des premières semaines de vie obscurcissent les joies, alimentent l’inquiétude. On perçoit le soulagement de la guérison. Le retour de l’espoir, de la possibilité de se projeter dans un avenir meilleur soutenu par une certaine énergie vitale qui emporte les protagonistes du récit. La forme du poème reste un échange discret, distanciée, tout un chacun peut s’identifier selon son expérience personnelle aux protagonistes du récit. Le lecteur ou l’auditeur peut entrer, comme les personnages du poème dans ce que les psychanalystes d’enfant appellent une rêverie maternelle, en fait rêverie parentale, qui est une façon d’introduire l’infans, l’enfant avant l’apparition du langage, dans l’histoire familiale. Ce mouvement est aussi une façon de créer les conditions de l’institution d’un espace potentiel (Winnicott), porte d’entrée dans le domaine du jeu, du langage, de la constitution d’un roman familial et de l’identité de sujet. Un lecteur m’a demandé : pourquoi ces rimes ? Je dois avouer que je n’ai pas su quoi répondre sur le moment. Etait-ce une critique, un malaise dû à une difficulté à lire le texte – dont la métrique est parfois oscillante, improbable et imprévisible – comme un rythme ancien, incompris, issu des profondeurs de mon corps, sans aucune préhension par l’intellect et l’attention à l’autre, qui dirige habituellement ma pensée d’homme rationnel, formaté – mais perpétuellement en conflit avec – par la méthode scientifique. Je crois m’être accroché, agrippé à une prosodie hypnotique, peut-être à une chanson que ma nourrice, ma mère utilisaient pour tenter de calmer mes angoisses et mes souffrances d’alors. Peut-être qu’un musicien, sensible aux mélodies arabes, au Gnaoua ou autre aïta, saurait interpréter cette lamentation. Peut-être que le vent m’a soufflé une vieille complainte venue des temps où les phéniciens établirent leurs premiers comptoirs ? Les tableaux de Ly-Thanh Huê accompagnent mon poème comme les nuages se réfléchissent dans le miroir des fleuves. Seul le regard du passant peut en saisir l’instant et en interpréter le sens. Et, méditant sur les rives du courant de la pensée, se laisser bercer par les rêves et les rêveries qui se substituent, un temps, aux souvenirs et à la mémoire. Les tableaux ne sont pas une simple illustration du poème, ils ont été peints bien avant la genèse du texte, mais ils résonnent avec lui en termes de signifiant de symbole et de quête.  Le poème est une tentative de reconstitution d’une origine perdue, il est à la fois un roman des origines et un rêve comme le répète le refrain.  Il me semble que c’est le travail poétique – pictural pour l’artiste peintre inspirée par la mémoire du Mékong qui irrigue ses souvenirs – qui me permet de reconstituer, sous la forme de ce poème, une histoire oubliée, sauf dans une mythologie familiale qui en demeure le premier véhicule narratif.
Enfin je dois préciser que les échanges avec plusieurs lecteurs m’ont conduit à rédiger ce texte de présentations ainsi qu’un glossaire du vocabulaire et des personnages cités, mais le format des Plaquettes, qui sont des – tirés à part- de la revue A l’INDEX animée par Jean-Claude Tardif, ne permet pas de publier ces textes pour le moment.
Jean-Claude Bourdet, Bordeaux, Septembre 2023
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