Jean-Claude Bourdet

Un long dimanche de printemps

En chemin, comme torrent sans souffle. Je prête mon souffle aux pierres. J’avance, avec l’ombre sur les épaules. A. Dubouchet. Dans la chaleur vacante.

Le soleil, l’espace d’un instant, a éclairé l’horizon transformant la plaine de Pinsac en tableau de Turner. J’ai pensé : quelle audace, quelle conviction lui fallait-il pour fixer l’instant, l’intégrer et le peindre. En relisant l’idée m’est venue que c’est de patience et d’obstination que le peintre devait se revêtir pour atteindre le sublime des transparences et des humeurs que ses tableaux projettent à travers l’espace et le temps.

La ballade se poursuit inlassablement dans cet univers travaillé par l’agriculture depuis des centaines d’années.

Les noyers chassent les champs de tournesols. A la saison, le maïs succède aux grasses prairies utilisées pour l’ensilage qui nourrit les vaches laitières toute l’année.

Une terre bio est recouverte de fèves pollinisées par les quelques ruchers de la région. Cette année, les abeilles ont été décimées, cinquante à soixante pour cent des ruches ont disparu. Dans le village, mon père en avait perdu sept sur huit, il ne lui en restait qu’une qu’il défendait bec et ongles contre l’envahisseur asiatique, les pesticides et la sécheresse.

Les buis sont morts, grignotés par la larve de la Pyrale. Importée accidentellement dans les années 2000, elle laisse derrière elle des squelettes de bois secs, tordus par les ans, gris comme la mélancolie qui étreint mon cœur quand je les vois.

En rentrant de promenade, j’ouvre un livre d’Erri De Luca : Le tour de l’oie.

Il écrit au fils qu’il n’a pas eu. Il instaure un dialogue intime, sensible dans une langue unique.

Il y a un passage dans lequel l’auteur parle de Naples, pas de la ville, de son Naples, sauvage, tendre, mystérieux. Il en parle en résident pas en passant.

Donc, je m’installe, les mots s’alignent, l’intimité du propos semble masquée par la généralité du sujet. De Luca sait que la vie est une profonde, infinie injustice.

Je lis avec lenteur, le sujet est sérieux et m’intrigue. A un moment, la proximité des Dieux, de Vulcain me fait lire : « Telle est la ville : échange de politesses entre le dieu du feu et celui à la tête de méduse. »

La tête de méduse, Gorgone, surgit en lieu et place de « à la tête des Muses. »

Un trouble me saisit, il ouvre une chaine associative et me précipite dans une Italie imaginaire. Géographie freudienne qui jalonne mes voyages. Vienne, Londres, mais aussi Grodno en Biélorussise. Des amis m’y ont offert un des deux exemplaires de Freud en cyrillique qui ornent ma bibliothèque.

Là c’est le souvenir de Rome, de ma vaine quête du bas-relief “Gradiva”, dans un musée du Vatican inondé de touristes, qui me vient à l’esprit. J’en ai été réduit à demander à une amie, de passage dans cette ville, de bien vouloir m’en effectuer une photo pour m’assurer, je crois, de son existence et me sortir du malaise que l’échec de cette expérience avait laissé en moi.

Un autre jour.

Nous sommes sur la côte, avec Marjorie ma compagne, dans notre chalet. Le yoga en pleine conscience introduit la matinée, le cocon du petit poêle réchauffe le séjour ouvert sur la forêt.

Deux pins, mes « sentinelles », veillent jour et nuit sur la maison de bois. En milieu d’après-midi leurs aiguilles adoucissent la lumière d’Avril. Nous restons ainsi sur la terrasse, alanguis sur de vieux transats. Ils nous offrent la tranquillité du « Dormeur éveillé » du Songe de Constantin, dont parle J.B. Pontalis.

Marjorie lit un livre de Juan Branco “Crépuscule”. L’auteur jette un regard acéré sur l’état de corruption des élites républicaines françaises dans un pamphlet politique brûlant.

Les Gilets Jaunes, pendant ce temps continuent leur mouvement débuté en Octobre 2018.

Récemment, en une Assemblée des Assemblées, ce mois d’Avril 2019, ils ont énoncé un cahier de route révolutionnaire. Réaffirmant leur indépendance politique, les nouveaux militants appellent à « mettre fin à l’accaparement du vivant » et affirment assumer « une conflictualité avec le système actuel, pour créer ensemble, par tous les moyens nécessaires un nouveau mouvement social écologique et populaire ».

Cette nuit Notre Dame a brûlé, figure d’une apocalypse contemporaine. Les médias se sont emparés des images de la flèche de Viollet-le-Duc, haute de 96 mètres, dépassant des hautes flammes qui devaient l’abattre à 20h ce lundi soir.

Le monde entier s’est ému de la destruction partielle de la cathédrale, symbole d’un Paris théâtralisé au XIXe siècle par Victor Hugo et starisé par Walt Disney au XXe.

Une souscription a été lancée, instantanément, avant même que l’incendie ne soit maitrisé par les pompiers de Paris mobilisés comme il se doit.

Bonjour, je ne me suis pas encore présenté.

Je me nomme Jean, je fais l’acteur, et occasionnellement le psy pour mes amis. Je collectionne les livres de Freud dans toutes les langues. J’ai 52 ans, je suis un régime pour retrouver un poids idéal que j’ai fixé à 76 kg pour mes 1m76. J’aime marcher avec Marjorie. Les aéroports m’ennuient, me stressent, bien que mon métier me contraigne à les fréquenter, je ne m’y fais pas. Nous ne prenons l’avion que lorsque c’est nécessaire. Habituellement, nous passons le plus clair de notre temps entre Bordeaux, la côte atlantique et un petit village du Lot. J’ai un frère, Joris de quelques années plus jeune que moi. Il a eu un accident de la route quand il était adolescent et en garde des séquelles neuromotrices et psychiatriques. Il compte beaucoup sur nous et nous appelle régulièrement au secours.

Un an plus tard à Bordeaux.

Je suis confiné depuis un mois environ lorsque je rédige cette note. Une pandémie, nommée COVID-19 par l’OMS a précipité la majorité des pays du monde dans une crise sans précédent.

Quand je suis assis à la table de séjour de l’appartement, au dernier étage du bâtiment, je vois distinctement sur ma gauche les bâtiments rectilignes de la cité administrative.

Depuis cette date, je photographie tous les matins les deux tours de la cité que je poste sur mon compte Twitter. La lumière change tout le temps. Ce matin, 3 Avril 2020, la sphère rouge du soleil s’est retrouvée quelques instants entre les tours, à leur racine.

Si je regarde en bas à gauche de la fenêtre de notre grand séjour, j’entrevois parfois deux jeunes enfants jouer au ballon dans le jardin minuscule de leur échoppe.

L’après-midi s’étire dans un halo de brume, le clip clap des gouttes de pluie compose une musique monotone, répétitive, sur le thème de la nostalgie et de la morosité.

Aucune fleur ne pare le balcon du 5é étage. La pluie interminable a atteint mon humeur. En lentes reptations elle serpente dans mes os, je les entends râler à chacun de mes mouvements.

La lumière froide du Jardin des fleurs n’est plus la scène discrète de mes escapades. Mélanie, une amie, se lamente dans une banlieue grise. Les couronnes funéraires ont remplacé les criardes tulipes hollandaises. Elles ornent désormais les cercueils abandonnés, anonymes.

Je les ai vus à la télé, ils étaient en carton. L’Amérique du Sud les utilise comme dernière demeure des défunts. Les morts partent en catimini, à l’abri des regards, sans laisser de trace, leurs corps à l’abandon, sans même un dernier soin.

Marjorie remplit l’appartement d’ordinateurs, de notes qu’elle abandonne au gré de ses déplacements. Je nettoie à l’alcool ménager parfumé au citron, j’aime cette odeur de propreté. Demain c’est moi qui occuperai la grande table à manger blanche. J’essaierai d’écrire. La plupart du temps, depuis le début du confinement, je regarde mes mails, mes messages et visionne des vidéos débiles. Marjorie a entrepris de ranger une pièce par semaine, elle fait cela très bien, consciencieusement. J’aime la regarder lever les bras vers les hauts placards de la cuisine.

Je viens de lire un entretien de l’historien Patrick Boucheron « En quoi aujourd’hui diffère d’hier ». Il est interviewé par un journaliste de Médiapart.

Je ne me doutais pas, l’an dernier, en écrivant ce long dimanche d’avril, que je regardais le XXe siècle de ma page blanche. L’histoire est entrée avec un grand « H » que chacun interprète comme il l’entend. Moi, j’y vois beaucoup d’hystérie, mais pas celle de Charcot, ni celle de Freud, exubérante d’érotisme refoulé. J’y vois une future chasse aux sorcières, opératoire, implacable. Les contaminés I-phonés, forcés à rester confinés à leur domicile. Bien sûr, je suis tout à fait conscient de la gravité de la situation et de son aspect inédit et impensable. Seule la ville chinoise de Wuhan, ventre fécond du virus, et ses onze millions d’habitants, sort juste du confinement. La liste des pays et des villes désertes s’est inscrite brusquement dans notre vision du monde. Imaginez une fourmilière dont les millions d’occupants industrieux auraient disparu en quelques heures ou une ruche dont toutes les abeilles seraient dans les alvéoles enfermées dans leur propre cire.

Mardi.

Le grand volet roulant gris est fermé depuis plusieurs jours. Lorsque je me lève, il faseye, j’entends les oiseaux chanter, cela fait 54 jours que Bordeaux est silencieuse. Ville fantôme d’une dystopie cinématographique incroyable. Les grandes avenues sont lisses, la rugosité malodorante des véhicules colorés s’est évaporée du jour au lendemain. Une chevelure, désordonnée vert tendre, a recouvert l’abandon des trottoirs. La ville est prise par un frisson de dégout, fragrances dégueulasses d’une petite mort lascive. Les bêtes parcourent, sans entrave, des rues obscures que la raison à vitrifié. Les fenêtres opaques, enserrées dans de lourds volets, masquent des scènes canoniques. Les cercueils de carton-pâte, égrènent la violence sournoise des discours obliques d’hommes politiques austères et souriants. Insensé, incroyable, les adjectifs qualifiant la situation sont innombrables.

La terre, ronde, polluée, en quelques jours a fleuri. Les océans se sont nettoyés de leurs déchets. C’est ce que l’on entend.

Je suis tout étonné que le ciel ne soit pas devenu bleu blanc rouge, les français en seraient certainement très fiers.

Les jours se succèdent sans qu’il soit possible d’envisager pour moi une perspective précise de travail.

Les quelques engagements prévus ont été annulés ou différés. J’avais un projet avec la compagnie Tiberghien à Bordeaux, je pense qu’il sera reporté mais pour l’instant je n’ai pas de nouvelle. J’étais assez content de ce projet qui aurait pu donner une nouvelle vie à la compagnie endeuillée depuis le décès de Gilbert il y a quatre ans. J’avais participé à l’aventure de « Molto Bene » en 2011 au TNT-Manufacture de chaussures, mais au dernier moment, la veille de monter sur scène, j’avais eu une crise d’appendicite foudroyante qui m’avait conduite à la Clinique du Tondu.  C’est Christian L. qui m’avait remplacé au pied levé. La pièce avait eu un franc succès dans le milieu théâtral bordelais. Je devais aussi tourner pour une série Belge, l’histoire d’un Maitre tapissier, Arnt van der Dussen alias Rinaldo Boteram. Il fut le principal acteur du commerce des tapisseries flamandes avec l’Italie du XVe siècle.  J’aimais bien l’idée d’un rôle en costume d’époque.

Pour le moment mon intermittence était acquise, j’avais fait mes 507 heures en 2019. Je pouvais donc voir venir. Mais la suspension des festivals, la fermeture des théâtres, des cinemas, est très préoccupante.

Depuis, les dimanches se succèdent sur le calendrier allongé d’une mémoire en attente. L’inachevé de l’écrit accompagne les nuits blanches que la psychanalyse n’apaise toujours pas.

Joris, va bien en ce moment, il n’a pas été inquiété depuis les derniers évènements de l’année passée. Il avait été agressé par le protecteur d’une prostituée qu’il fréquentait. Il a vécu le confinement seul, dans son appartement. Nous allions le voir toutes les semaines et une assistante de vie passait tous les mercredis.

Marjorie dort lorsque j’écris ces lignes. Elle reprend son travail au Rectorat demain lundi. Je ne sais toujours pas quand je pourrais retourner dans un théâtre, en attendant j’écris une nouvelle pièce, peut-être vous en parlerais-je une autre fois.

Fin

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