Nouvelle parue sur le blog Les cosaques des frontières
https://lescosaquesdesfrontieres.com/
J’avais l’impression étrange d’avoir toujours connu cette promenade le long du bras de mer que délimite, au sud, le pont de la Tremblade, il enjambe la Seudre et, à l’Est, le pont qui relie le continent à l’Île d’Oléron. Ces limites dessinent une sorte de losange qui me donne l’impression de me promener, à la pleine mer, au bord d’un lac.
Il y a bien longtemps qu’on n’y voit plus les familles bourgeoises de la Belle époque venues goûter au bon air marin et prendre des bains de mer. Elles y déambulaient, en fin d’après-midi de Juillet. Madame en chemisier rayé bleu, jupe à volants et tennis, une ombrelle blanche à la main droite, au bras de Monsieur en chemise de lin blanche et pantalon de tennis assorti, un canotier fièrement vissé sur le crâne. Les maisons colorées rivalisent désormais avec les hôtels de luxe et les immeubles destinés à la location saisonnière. Quelques maisons de pêcheur donnent un semblant d’authenticité à cette promenade aménagée le long de la petite plage de sable fin. La circulation des voitures hybrides, silencieuses, ne trouble plus la sieste dominicale de ses rares résidents permanents.
Mes petits-enfants venaient souvent pêcher la palourde et la coque dans la vase profonde, envahie par les coquilles d’huitre coupantes, au bord de la plage qui s’alanguit au bout de la jetée sud du port de pêche. J’avais toujours une pensée pour mes propres grands-parents qui avaient séjourné dans cette station balnéaire en septembre 1939. Le trois septembre ils avaient, comme beaucoup, entendu aux informations radiodiffusées, à 17 h précise, l’annonce de la déclaration de guerre du Royaume-Uni et de la France à l’Allemagne Nazie. Les troupes du Führer avaient envahie, sans déclaration de guerre préalable, la Pologne. Les chars Panzer IV et les Junkers Ju 87 de la Luftwaffe avaient vite submergé les défenses polonaise précipitant le monde dans une guerre meurtrière.
C’est bien plus tard, déjà adulte – alors que je venais, avec mes parents, mon frère et ma sœur, à l’Ile d’Oléron passer nos vacances d’été depuis mon plus jeune âge – que j’avais appris que mon père était là au soleil de septembre 1939, du haut de ses huit ans avec sa jeune sœur en train de jouer à construire des forts en sable avec un seau bleu et une pelle taillée dans du peuplier par mon grand-père. Ils étaient repartis précipitamment dans leur Lot natal, préoccupés par les drames à venir. Mon grand-père, détenteur du « fascicule bleu » des anciens du Chemin des Dames, n’a pas été appelé, il est resté à la ferme familiale.
Quelques mois plus tard, la sœur de ma grand-mère, tante de Blois, arrivait avec ses enfants – son mari, mobilisé, ne l’avait pas suivie – pour se mettre à l’abri derrière la ligne de démarcation. Le périple avait été très difficile pour cette femme, descendue de Onzin, où elle était institutrice, avec ses quatre filles, dont la plus jeune née en 38 était dans un état désespéré.
Je ne sais pas quand le pilote anglais dont je n’ai jamais su le nom, mais qui est revenu voir mes grands-parents après la guerre, a commencé à émettre ses messages codés depuis le grenier de la ferme. Ce héros étranger est resté, dans mon imagination, le témoin de la bravoure et de l’identité de résistant que mon grand-père a toujours eu pour l’enfant qui écoutait les récits guerriers de ses exploits durant la Grande Guerre. Ce lourd passé me laissait aussi des souvenirs plus difficiles, lorsque, résidant chez mes grands-parents pour mes premières années de collège, j’étais réveillé en pleine nuit par les hurlements de terreur de mon grand-père. Le lendemain, ma grand-mère disait : « Louis-Jean a encore fait un cauchemar, c’est comme ça depuis son retour du front en 18. Tu sais ils l’avaient appelé pour conduire les tracteurs qui emmenaient les canons de 75 sur la ligne de front ».
De cela mon grand-père ne m’en a jamais parlé, il était plus prompt à évoquer ces « salauds de boches » qu’il amalgamait, dans une généralisation du mal, à une nation qu’il réduisait à ce vocable.
De ces discussions très sérieuses pour l’enfant qui les écoutait, graves mêmes au sens du drame et de la tragédie qu’elles évoquaient, j’ai construit une vision du monde. Cette vision a évolué bien-sûr, mais certaines choses sont restés ancrées dans mon esprit.
Netchaïev, ne représentait rien jusqu’à ce que je le découvre dans une nouvelle : Argeles S/Mer (La plage) de Jean-Claude Tardif. Le nom de l’auteur du Catéchisme du révolutionnaire, n’avait pas atteint ma conscience, j’en ai recherché les origines, la signification et j’en ai compris quelque chose.
Pour moi Netchaïev a toujours été présent, je n’ai pas l’impression qu’il ait quitté mon esprit. J’ai toujours été confronté à différentes parties de moi-même. Un bolchevique bataillant avec un anarchiste, un bourgeois, qui les redoutais tous deux, rêvant à un ordre militaire qui sécuriserait ses avoirs. Toutes les autres facettes de l’identité qui me constitue évoluent en permanence au gré du temps qui passe. L’ambivalence de l’idéaliste que j’ai été s’est émoussée avec le temp, je n’ai aucun esprit de vengeance.
Yves Montand qui joue, dans un film de Jacques Deray, Netchaïev est de retour, le rôle de Pierre Marroux qui a pour nom de code Netchaïev, me laisse froid, autant lorsqu’il gesticule au petit écran que lorsqu’il se déhanche sur scène. Non que je ne partage pas certains de ces combats, mais je me suis toujours senti ambivalent quant à ces personnalités très médiatiques qui luttent pour « défendre les opprimés ».
Les théories révolutionnaires de Chigaliev (alias l’instituteur de Ivanovo, Netchaïev) prônent la délation et le machiavélisme comme morale, l’excès d’un idéalisme destructeur pour qui l’acculturation pourrait être l’outil final de l’accession à l’égalité. Tous égaux, tous esclaves, tous simples d’esprit !
Chacun se débat plus ou moins facilement avec le grand jeu des instances, dieu et toutes les formes d’idéalisme sont, pour certains psychanalystes, la forme caricaturale d’un surmoi archaïque, tout puissant, omniscient, qui s’exporte facilement dans le flux des idées et franchit les frontières terrestres sans droit de douane.
Lors de ces ruminations tourmentées, la plage s’efface de mon souvenir, parfois j’en crois percevoir une réminiscence au détour d’un virage, sur les routes de bord de mer que je fréquente toujours. La lourde silhouette de mon grand-père surgit alors de ces limbes vaporeuses qui flottent au-dessus des marais au petit matin d’Aout.